03 octobre 2023

Le conteur de Prague

 

 
Il était une fois un homme nommé Yacoub. 
Il vivait pauvre mais sans soucis, heureux de rien,
 libre comme un saltimbanque, 
et rêvant sans cesse plus haut que son front. 
En vérité, il était amoureux du monde. 
Or, le monde alentours lui paraissait 
morne, brutal, sec de coeur, sombre d'âme. 
Il en souffrait. 
" Comment, se disait-il, 
faire en sorte qu'il soit meilleur ?
Comment amener à la bonté ces tristes vivants 
qui vont et viennent 
sans un regard pour leurs semblables ? ". 
Il ruminait ces questions par les rues de Prague, 
sa ville, errant et saluant les gens qui ne lui  répondaient pas.
Or un matin, comme il traversait une place ensoleillée, 
une idée lui vint.. 
 
"Et si je leur
racontais des histoires, pensa-t-il. 
Ainsi, moi qui connais la saveur 
de l'amour et de la beauté, 
je les amènerais assurément au bonheur." 
Il se hissa sur un banc et se mit à parler.
Des vieillards, des femmes étonnées, des enfants, 
firent halte un moment pour l'écouter, 
puisse détournèrent de lui et poursuivirent leur route.
 
Yacoub, estimant qu'il ne pouvait changer le monde en un jour, 
ne se découragea pas.
 
Le lendemain il revint en ce même lieu 
et à nouveau lança au vent à voix puissante, 
les plus émouvantes paroles de son coeur. 
De nouvelles gens s'arrêtèrent pour l'écouter, 
mais en plus petit nombre que la veille. 
Certains rirent de lui. 
Quelqu'un le traita même de fou, 
mais il ne voulut pas l'entendre. 
"Les paroles que je sème germeront, se dit-il. 
Un jour elles entreront
dans les esprits et les éveilleront. 
Je dois parler, parler encore."
 
Il s'obstina donc et, jour après jour, 
vint sur la grand place de Prague 
parler au monde,conter merveilles, offrir à ses pareils 
l'amour qu'il sentait. 
Mais les curieux se firent rares, disparurent, 
et bientôt il ne parla plus que pour les nuages, 
le vent et les silhouettes pressées
qui lui lançaient à peine un coup d'oeil étonné, en passant. 
Pourtant il ne renonça pas.
 
Il découvrit qu'il ne savait et ne désirait rien faire d'autre 
que conter ses histoires
illuminantes, même si elles n'intéressaient personne. 
Il se mit à les dire les yeux fermés, 
pour le seul bonheur de les entendre, 
sans se soucier d'être écouté. 
Il se sentit bien en lui-même 
et désormais ne parla plus qu'ainsi: 
les yeux fermés. 
Les gens, craignant de se frotter à ses
étrangetés, le laissèrent seul dans ses palabres 
et prirent l'habitude, 
dès qu'ils entendaient sa voix dans le vent, 
d'éviter le coin de place où il se tenait.
Ainsi passèrent des années. 
 
Or, un soir d'hiver, comme il disait un conte prodigieux 
dans le crépuscule indifférent, 
il sentit que quelqu'un le tirait par la manche. 
Il ouvrit les yeux et vit un enfant. 
Cet enfant lui fit une grimace goguenarde 
et lui dit en se hissant sur la pointe des pieds:
- Ne vois-tu pas que personne ne t'écoute, 
ne t'a jamais écouté, ne t'écoutera jamais ? 
Quel diable t'a donc poussé à perdre ainsi ta vie ?
 
- J'étais fou d'amour pour mes semblables, répondit Yacoub. 
C'est pourquoi, au temps où
tu n'étais pas encore né, 
m'est venu le désir de les rendre heureux.
Le marmot ricana:
- Et bien, pauvre fou, le sont-ils?
- Non, dit Yacoub, hochant la tête.
- Pourquoi donc t'obstines-tu ? demanda doucement l'enfant, 
pris de pitié soudaine.
 
Yacoub réfléchit un instant.
- Je parle toujours, certes, et je parlerai jusqu'à ma mort. 
Autrefois, c'était pour changer le monde.
Il se tut, puis son regard s'illumina.
Il dit encore:
- Aujourd'hui c'est pour que le monde, lui, 
ne me change pas.

 

Henri Gougaud
"L'arbre aux trésors"

 

   
 
 
 

7 commentaires:

  1. Anonyme14:15

    Yacoub avait renoncé à changer le monde comme il entendait le faire au départ, mais en accomplissant sa propre tâche de fidélité à sa nature profonde et à ce qui faisait sens pour lui, il changeait un petit peu la face du monde :

    « Il semble qu'il y ait une indivisibilité de l’univers psychique ou psychophysique et, dans ce sens, chaque petit pas que nous faisons vers la prise de conscience a un effet tout à fait universel. Comme Jung a dit : « Ce qui arrive dans le point A est arrivé partout. » C’est l’idée chinoise du Tao. Si quelqu'un résout son problème ou sa tâche, tout à fait intérieurement et invisiblement, sans que les télévisions ou la radio le racontent à qui que ce soit, il y a quelque chose qui change dans l'univers. Et c’est ça notre tâche. » Marie-Louise von Franz, "La quête du sens", Éditions La Fontaine de Pierre

    Amezeg

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  2. C'est ça...
    Et le jour où j'ai compris ça (que l'efficacité d'une action ou d'une vie ne se mesurait pas à l'écho immédiat que cet acte ou que cette vie avait), ça m'a beaucoup libérée !
    Une seule chose est essentielle : la fidélité à soi-même.

    On donne...ce qu'on a au fond de soi.
    Mais ce que les autres en font ou en feront...cela ne nous appartient pas. :-)

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  3. Donner sans rien attendre en retour.......

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  4. Donner parce qu'on trouve sa joie dans le fait de donner... :-)

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  5. C'est pour que le monde, lui, ne me change pas.
    Quelle sagesse... Oui, rester fidèle à soi-même même si on ne trouve pas d'écho, peu importe.
    Un conte, des mots, qui font du bien. :-)

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  6. Un conteur incomparable, de même sa voix, le rythme de sa voix, son accent chantant...
    Des caresses pour l'oreille et le coeur ♥♥♥

    Une belle idée de renouvellement ton nouvel espace !
    Bonne continuation !

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    1. Merci Fifi !
      Le nouvel espace n'est pas si différent du précédent...
      Mais je voulais une nouvelle ambiance, plus sereine, plus apaisée.

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